En Syrie, en Irak , au Nigeria, l’État Islamique/Daech et ses affiliés, dont Boko Haram, assassinent tous les jours, dans le cadre d'offensives militaires de grande ampleur. Dans certaines zones de Somalie, les attentats commis par les miliciens Chabab sont quasi-quotidiens. Dans ces pays, les groupes armés se revendiquant du djihad ne sont cependant qu'un des aspects de la terreur dans laquelle vivent quotidiennement des millions de gens. Ainsi en Syrie notamment, la guerre menée par le régime Assad contre sa propre population à coup d'armes chimiques et de bombardements ininterrompus, tue depuis 2011 et a produit le plus grand exode de réfugiés depuis bien longtemps.
Les évènements du 24 juin 2015 en Tunisie et en France ont immédiatement suscité dans les médias mais aussi chez les analystes politiques la thèse d'une « attaque concertée » et « mondiale » de l’État Islamique : d'un côté à Sousse, un attentat prémédité et immédiatement revendiqué par l'EI faisait des dizaines de morts, tandis qu'au Koweït, un autre attentat revendiqué ensanglantait une mosquée fréquentée par des chiites. De l'autre dans l'Isère, un homme, connu comme fondamentaliste, assassinait son employeur, le décapitait, prenait une photo de son meurtre et l'envoyait à ses contacts, puis tentait de faire exploser une usine où étaient présents les salariés. Une semaine après ce meurtre et cette tentative d'attentat qui aurait pu couter la vie à bien plus de victimes encore, il s'avère cependant que Daech n'a pas revendiqué et que l'homme en question choisit de mettre en avant d'autres motifs que politiques.
Il est psychologiquement normal que la mort violente, lorsqu'elle frappe à côté de nous ou touche des gens qui nous "ressemblent", comme dans le cas des touristes de Sousse, suscite plus de compassion et d'identification. La peur de mourir et d'être directement impacté par les crimes d'une organisation terroriste lorsqu'elle est supposée frapper dans notre pays est également dans l'ordre des choses.
La configuration chaines d'info en continu/réseaux sociaux incite chacun d'entre nous à réagir émotionnellement et rapidement, à chaque affirmation présentée comme une information: attendre des informations fiables et recoupées devient rare. La parole au conditionnel est souvent délaissée, chacun ayant la tentation de vouloir parler "fort" pour convaincre que son "analyse" est juste et assumée. Pour notre part, plus d'une semaine après les faits, nous sommes cependant conscients de ne pouvoir analyser qu'au travers d'informations partielles et de ne nous fonder sur beaucoup d' hypothèses. Nous ne sommes ni policiers ni juges d'instruction, nous ne sommes pas plus Ministres et nous ne savons donc concrètement que ce qui est dit médiatiquement d' évènements mondiaux. Cela n'empêche pas l'analyse mais la rend forcément partielle.
A partir de là, les discours politiques et médiatiques, eux, peuvent être de différentes natures. Or, ce à quoi l'on a assisté en France, ces derniers jours relève malheureusement du pire, de l'instrumentalisation de la peur et du chagrin à des fins démagogiques, racistes et pathétiques, dans la mesure, où en sus d'être discriminantes, elles ne répondent nullement au danger terroriste sous toutes ses formes.
Malgré les querelles, le premier ministre a fait un pas vers une ligne d'"unité nationale" sur le fond dans le cadre d'une ligne commune aux Républicains et au FN. La déclaration de Manuel Valls sur la "guerre de civilisation" a un sens politique inscrit dans un contexte. Les mots ont un sens précis. La droite s'est d'ailleurs bruyamment réjouie de cette "conversion" tout en se moquant du "retard" de Valls .
Les arguties sur le pluriel mis ou non à civilisation dans l'expression « guerre de civilisation(s) » sont hypocrites. Chacun sait, depuis le 11 septembre 2001, à quelles options sociales, politiques, militaires et policières se rattache l'usage de ce terme, d'ailleurs sans lien direct avec le livre de Samuel Huntington. Quinze ans de guerre en Afghanistan et en Irak en ont été la conséquence, avec les résultats catastrophiques que l'on connaît sur leur objectif affiché, l'éradication des mouvances terroristes se revendiquant du djihad. Alors qu'une partie de la société américaine et de ses dirigeants tire le constat d'échec de cette vision du monde et reconnaît officiellement les nombreuses dérives anti-démocratiques qu'elle a entrainé ( notamment l'usage de la torture et le mensonge d’État sur des éléments essentiels pour apprécier la validité du recours à la guerre) voici un premier Ministre de gauche qui valide sémantiquement cette vision du monde qui a causé tant de dégâts.
Cette déclaration de Valls est d'autant plus injustifiable qu'elle intervient après la publication récente d'un rapport parlementaire dans lequel de nombreux chercheurs et chercheuses ont mis en avant les impasses d'une explication purement religieuse du phénomène des ralliés européens et français à l’État Islamique, qu'ils passent à l'acte ou non. Manuel Valls passe ainsi à la trappe toutes les propositions d'explications fondées sur une analyse du phénomène comme relevant d'une emprise et de stratégies sectaires, toutes les constatations factuelles nombreuses sur un processus de radicalisation qui ne passe pas par les structures religieuses musulmanes. Au contraire la réussite de l'emprise sectaire est souvent conditionnée à la possibilité d'empêcher tout contact entre ces structures religieuses et l'adepte qu'on souhaite recruter. Ne restent donc de ce rapport, dans la bouche du premier Ministre, que les aspects et les thèses les plus sécuritaires et les plus orientées politiquement vers l'islamophobie, ceux également repris par les deux députés qui l'ont coordonné dont Eric Ciotti. Une manipulation assez courante dans la vie démocratique, les démagogues sachant fort bien que peu de gens vont consulter les versions intégrales des rapports parlementaires.
Au niveau national, la rhétorique de la guerre de civilisation ne fait que renforcer la division raciste, et la mise à l'écart des populations musulmanes ou supposées l'être. Bien loin de permettre une identification des dangers, elle renforce le discours confus et totalement incohérent de celles et ceux dont l'objectif est uniquement la stigmatisation islamophobe. Ainsi sur les chaînes d'info en continu, on aura ces derniers jours entendu de prétendus « experts », évoquer parmi les signes de radicalisation, non seulement le port de la barbe mais aussi le fait de la raser ( censé représenter un signe de plongée dans la clandestinité), l'affichage de la religiosité, mais également le fait de ne plus l'afficher. On retrouve là la stratégie classique de l'injonction contradictoire faite à une population qui ne peut qu'être suspecte. Une stratégie qui est aussi d'ailleurs au cœur du discours antisémite, lequel stigmatise le Juif religieux porteur de papillotes, tout en dénonçant comme encore plus dangereux le Juif « caché » et indétectable qui complote en secret.
De la même manière, après des années passées à dénoncer l' « islam des caves » comme terreau propice au terrorisme, désormais l'appel à la fermeture de mosquées s'intensifie, à la suite de l'agitateur néerlandais Gert Wilders, allié du FN au Parlement européen. On a pu ainsi assister à des raccourcis médiatiques assez impressionnants de la part d' « experts » tels que Mohammed Sifaoui, récemment reçu par la direction de la Délégation interministérielle de lutte contre le racisme et l'antisémitisme (DILCRA). Il s'agirait d'interdire non seulement les mosquées « salafistes », mais également celle des « Frères Musulmans », dont l'émanation française irait jusqu'au "Collectif Contre l'Islamophobie en France" (CCIF) . Interdire le CCIF pour combattre Daech ? Dérisoire et même criminel.
Nous sommes bien conscients que Mohamed Sifaoui et tant d'autres sont victimes de menaces réelles, qu'il serait grave de minimiser, particulièrement dans la situation actuelle, et après les assassinats terroristes du mois de janvier. La violence politique est partout. Les menaces quotidiennes que reçoivent les responsables d'associations musulmanes sont aussi une réalité, qui se traduit concrètement par une violence raciste et islamophobe en augmentation. Nous condamnons évidemment ces menaces, mais en aucun cas conduire à prétendre que la critique de positions politiques constituerait une "complicité" objective avec les auteurs de ces menaces. Ce principe s'applique à tout.e.s celles et ceux Protester contre l'incendie d'une mosquée n'implique nullement de se ranger aux positions de son imam ou de les passer sous silence. Protester contre les menaces visant des intellectuels se revendiquant d'une orientation qu'ils déclarent porteuse d'une forme de laïcité radicale n'implique nullement de cesser de combattre leurs positions lorsque celles-ci sont en contradiction avec l'antiracisme.
En tant qu'universalistes antiracistes, nous n'avons aucune complaisance vis à vis des courants réactionnaires de l'islam politique. Les Frères Musulmans ne nous inspirent pas plus de sympathie que l'Opus Dei catholique. Ceci étant, nous ne rendons pas l'Opus Dei directement responsable des crimes de l'Armée du Seigneur (NRA) en Ouganda, pas plus que le bouddhisme n'est responsable des crimes de ceux qui s'en réclament et assassinent des Rohyngas musulmans en Birmanie ou au Sri-Lanka. Plus près de nous géographiquement nous n'attribuons pas à la religion orthodoxe le génocide des Musulmans de Srebrenica en juillet 1995 dont on va commémorer le 20e anniversaire dans quelque jours. Nous n'avons pas de raisons de le faire pour d'autres courants politico-religieux.
Cette assimilation relève des rhétoriques d'extrême-droite reprises par les Républicains, analysant le passage à l'acte d'individus ou de petits groupes sur notre sol, comme étant le symptôme d'une "cinquième colonne" dont les éléments seraient identifiables de par leur origine ou leur religion, tous membres d'un complot organisé et cohérent. Or ce n'est absolument pas la réalité. Le profil des sympathisants revendiqués de Daech fait ressortir des individus de toutes classes sociales, de toutes localisations géographiques, banlieusardes ou rurales et une proportion importante de "convertis" de fraîche date. Bien évidemment, le caractère isolé et complexe de certains actes comme celui de Yassine Salhi ne suffit pas d'emblée à exclure la qualification de terrorisme ni l'appartenance à une mouvance politique qui n'a plus besoin de recourir aux modes de socialisation physique qui prévalaient autrefois.
Mais le ralliement même purement symbolique à Daech, ne peut être analysé comme relevant de la seule action de ce groupe armé. Les fruits que Daech récolte ont été semés dans un terreau fertile, généré par tous les fauteurs de haine bien de chez nous.
Le rapport parlementaire sur la radicalisation évoque notamment l'imprégnation conspirationniste préalable de beaucoup de jeunes attirés par Daech: conspirationnisme antisémite, anti-scientifique, délires sur le complot Illuminati et franc-maçon qui sont accessibles en ligne sur les grands sites d'extrême-droite, bien plus facilement que sur n'importe quel site "salafiste/djihadiste".
Lorsque les élucubrations islamophobes de l'extrême-droite sont reprises en boucle par d'autres forces politiques, elles aboutissent donc finalement à banaliser l'ensemble du contenu rhétorique néo-fasciste qui alimente lui même le terreau terroriste.
Et ce d'autant plus, quand dans une hiérarchisation absurde et des dangers, d'aucuns répètent en bouche que l'"extrême-droite classique" ne tue plus. Le massacre de 9 personnes à Charleston est venu rappeler le contraire, aux Etats Unis. En Europe, les filières néo-nazies sont actives et meurtrières dans de nombreux pays, notamment en Allemagne. En France, plusieurs tentatives d'attentat contre des mosquées, impliquant des apprentis militaires ou des militaires ont été déjouées depuis deux ans, tandis que les révélations sur les trafics d'armes opérés dans cette mouvance se multiplient... dont certains auraient pu alimenter l'assassin des victimes de l'attentat à l'Hypercacher de VIncennes.
Au niveau international, plutôt que décréter une « guerre de civilisation », attribuant ainsi le statut qu'il souhaite à un groupé armé de 50 000 combattants au plus, condamné par l'immense majorité du milliard et demi de croyants musulmans, il serait grand temps de traduire en actes un universalisme des droits humains qui est bien absent des politiques concrètes. A quand un accueil massif des réfugiés syriens, victimes entre autres de Daech ? A quand l'arrêt des tentatives d'expulsion vers le Soudan des migrants victimes d'Omar El Bechir, dictateur sanguinaire et génocidaire poursuivi à ce titre par le Tribunal pénal international ? A quand des prises de position courageuses concernant les violations perpétuelles des droits humains commises par l'Arabie Saoudite , au lieu de la honte de voir nos dirigeants faire des condoléances flatteuses lorsque meurt un roi saoudien qui a sur les mains le sang des victimes fouettées et condamnées à mort ?
A quand également, la condamnation claire et concrète des régimes autoritaires qui utilisent le prétexte d'une guerre au terrorisme qu'ils ne mènent pas pour torturer, tuer et emprisonner arbitrairement ? Les milliers de condamnations à mort du régime militaire égyptien, qui touchent non seulement tous les sympathisants supposés des Frères musulmans, mais également les militantEs démocrates et révolutionnaires ne suscitent que le silence et les ventes d'avions de guerre Rafale. Au Nigeria, Amnesty International comptabilise au moins 14 000 jeunes hommes emprisonnés et torturés, des exécutions par asphyxie ou par privation de nourriture et d'eau, sous prétexte de lutter contre Boko Haram qui ne s'est jamais aussi bien porté.
On aurait pu donc pu espérer une réaction réfléchie, mesurée, solidaire.
Mais c'est exactement le contraire qui est train de se passer.
Il ne s'agit pas seulement des habituels boute-feu du Front National et des UMP-Reps complètement déchainés et jetant des barils d'huile brûlante en espérant un embrasement mais aussi du gouvernement et de ceux qui courent après les mêmes dangereuses rhétoriques. Souvenons nous qu'en 2012, la gauche critiquait fort justement la tentative de l'UMP d'orienter tout le débat national sur les prétendues questions "identitaires", et qu'il y a encore quelques semaines, beaucoup raillaient le fait que la première réunion de "réflexion" des Républicains soit consacrée à l'islam. Mais aujourd'hui, les mêmes semblent se rallier à l'idée d'une montée en puissance de ces thématiques propices à toutes les dérives racistes, jusqu'à la campagne présidentielle dont elle constituerait l'élément central.
Antiracistes et universalistes, nous soutenons que sont fondamentales la préservation des droits humains, la défense de toutes les minorités opprimées, la lutte sans faille contre tous les États et toutes les factions non-étatiques qui ont fait de la terreur leur mode de gouvernance ou de prise du pouvoir. Ce sont ces orientations qui doivent déterminer les politiques menées, sans s'arrêter à nos frontières.
A l'inverse, les forces qui se prétendent universalistes, tout en cédant aux sirènes du différentialisme, de l'islamophobie et du bouc émissaire fantasmé, ruinent l'universalisme réel.
Ce n'est certes pas cela qui affaiblira Daech, bien au contraire: il faut toujours garder à l'esprit que des vidéos de propagande de l'organisation djihadiste reprennent des captures d'écran du site Fdesouche, tandis que ce plus important site de l'extrême-droite française diffuse quant à lui les images de décapitation, d'assassinat et de torture de l'organisation terroriste. Lorsqu'à leur tour des forces politiques reprennent des thématiques d'extrême-droite, elles rendent donc un fier service à Daech qui ne souhaite rien tant qu'une mise en scène de la "guerre de civilisation", au singulier ou au pluriel.
De plus, celles et ceux qui orientent le débat vers de mauvaises questions auront la responsabilité d'une mauvaise réponse lors des prochaines échéances électorales. Une réponse de haine et de racisme.
Faire face à Daech, c'est défendre partout et toujours l'universalisme des droits humains, et l'ensemble des victimes de la haine et de la terreur. C'est dans ce cadre que nous sommes aujourd'hui solidaires des victimes de Sousse, de l'Isère, du Koweit, de Kobane tués le 24 juin mais aussi entre autres de celles des attentats de Boko Haram contre une léproserie le 27 juin et contre des civils les jours suivants au Nigeria
Nous mettons en débat ces principes, ces analyses et cette approche et appelons tous ceux et celles qui se réclament de l'antiracisme, de la solidarité, de l'universalisme à s'en saisir.
MEMORIAL 98