On craint et à r aison, beaucoup de choses lorsqu'on ouvre aujourd'hui un nouvel ouvrage sur le « complotisme ».
L' « anti-conspirationnisme » est à la mode en ce moment, et le terme est banalisé, neutralisé, quand dans le même temps l'antifascisme et l'antiracisme sont connotés négativement, dénoncés comme dépassés, signes d'une vision du monde surannée, dans une Europe où les extrême-droites ne seraient plus que « populistes ».
Le « complotisme » serait essentiellement l'apanage des imbéciles dangereux, les jeunes d'origine évidemment étrangère, de religion forcément musulmane. Il serait un antisémitisme « nouveau » propagé par les « islamistes », et par ceux que l'on décrit bien souvent comme des « alliés des islamistes », dont Dieudonné, pourtant catholique .
Alors que l'électeur d'extrême-droite classique est devenu dans le discours médiatique et politique avant tout une victime, de la mondialisation, de la perte de repères, de la « crise », le jeune complotiste musulman reste la seule figure du fasciste qu'on a le droit de haïr sans réserves, le seul avec lequel on soit immédiatement soupçonné de complicité lorsqu'on cherche à analyser son cheminement.
L'ouvrage de Marie Peltier justement, analyse. Dans la ligne de l'universalisme bien compris, celui qui n'essentialise pas sur la base d'une identité, mais ne nie pas non plus la spécificité des parcours que certaines catégories de la population sont seules à faire, parce qu'elles sont les seules à subir certaines discriminations.
Si les ruptures historiques interviennent dans la vie de tous, elles ne produisent évidemment pas les mêmes effets. Un livre sur le conspirationnisme du temps présent ne pouvait pas s'ouvrir sur autre chose que les attentats du 11 septembre 2001. Mais celui-ci ne se contente pas comme tant d'autres de passer directement du rappel de la date à l'exposé des théories du complot qui se développèrent à une vitesse exponentielle juste après.
Il rappelle l'histoire, tout simplement : celle du déluge de feu et de sang qui s'abattit sur les populations afghanes et irakiennes, le nom de ces lieux qui désormais sont forcément et pour très longtemps associés dans la mémoire collective aux photos de familles en pleurs, de morts par milliers , de villes en ruine, de torture aussi. Kaboul, Bagdad, Guantanamo, Abou Graïb, tous ces noms qui jalonnent les textes conspirationnistes parce qu'ils provoquent forcément la colère et le dégoût chez une partie des populations occidentales, et la méfiance évidemment envers des démocraties qui sont bien parties à la dérive.
Et dont chacun ne peut qu'admettre que leurs dirigeants ont bien menti pour justifier la guerre, notamment en ce qui concerne la fable des « armes de destruction massive » en Irak. Le premier chapitre s'ouvre aussi sur une réalité que seuls les racistes peuvent nier, le volet intérieur de cette « guerre de civilisations » à laquelle le premier Ministre français a lui aussi déclaré croire , il y a peu, la discrimination structurelle des issus de l'immigration, fussent-ils de la troisième ou quatrième génération.
Ce triste tableau dressé, on aurait pu penser que le livre de Marie Peltier tomberait dans l'autre écueil, le frère ennemi du raisonnement raciste : l'invention d'une révolte dont le conspirationnisme serait le nouveau bréviaire subversif, révolte qui serait simplement « détournée » par quelques fascistes. Bien au contraire ce qui sera dessiné, c'est le contour d'une idéologie et d'une pratique organisée au service de la domination la plus bestiale.
Ce qui est déconstruit ici, c'est d'abord la fausse horizontalité du conspirationnisme antisémite: bien au contraire, si les théories du complots sont répétitives, toutes issues des mêmes références, celle du pré-fascisme français de la fin du 19ème qui s'incarne notamment chez Edouard Drumont, puis du fascisme à la Léon Degrelle, c'est bien parce qu'elles émanent d'acteurs parfaitement organisés, structurellement inscrits dans l'extrême-droite européenne, et au service de dirigeants parfaitement identifiés, dictateurs de toute la planète à commencer par Vladimir Poutine.
C'est là la force de l'ouvrage, déconstruire simultanément deux visions conspirationnistes et racistes jumelles : celle qui prétend que le monde tel qu'il est, n'est que l’œuvre de complots ourdis par des forces puissantes et obscures, qui finalement sont toujours les Juifs, et celle qui prétend qu'il y a bien un complot, le conspirationnisme lui-même qui serait le symptôme de la guerre de la civilisation en cours, l'arme des Ennemis Intérieurs dans nos sociétés, les Musulmans, en dernier ressort.
Il y a des résumés politiques qui ne sont qu'un fade bouillon, où surnagent quelques légumes sans goût , tant on en a épuré , pour les besoins d'un « grand public » fantasmé comme forcément ignare et peu curieux, toute la force politique.Et puis il y a ceux, qui réellement, sont la synthèse d'expériences de lutte et de combat.
C'est le cas de l'ouvrage de Marie Peltier, qui dresse un tableau jusqu'ici fort peu présent dans les analyses médiatiques : le conspirationnisme y est analysé pour ce qu'il est, une propagande mortifère fondée , non pas, sur une culture « étrangère », non pas sur l'islam, mais bien sur le corpus idéologique et méthodologique qui fut celui de l'antisémitisme et des fascismes originels en Europe, une propagande qui fait son effet sur toutes les couches de la population. .
Dans un autre contexte historique, cette thèse là, qui pointe la parenté profonde de l'antisémitisme et de l'islamophobie européennes, aurait semblé une évidence. Mais parce qu'une société fracturée n'existe pas sans entrepreneurs de fracture, bien évidemment, l'ouvrage , à peine sorti déclenche à la fois les foudres de la propagande antisémite et celle de la propagande islamophobe.
Leurs tenanciers ont le même besoin absolu : celui du fantasme de l'Ennemi Intérieur , le Juif ou le Musulman, peu importe , tant que sa dénonciation permet de perpétuer le statu quo actuel. Celui de la guerre de tous contre tous, et d'abord des victimes entre elles.
On parle, dans l'ouvrage de Marie Peltier, des révolutions qu'on a dites « arabes » , et l'on en parle en termes d'espoir et de progrès. C'est là quelque chose qui est justement l'inverse absolu des théories antisémites et islamophobes : quand les unes les présentent, notamment en Syrie comme l’œuvre du Deus ex machina sioniste et impérialiste, les autres les décrivent comme la première phase du chaos organisé par les islamistes..
C'est d'ailleurs grâce à cet espoir partagé , celui de la révolution syrienne, que nos chemins d'antiracistes ont croisé celui de Marie Peltier. Jusqu'en Europe, la révolution syrienne a fait des vagues, des vaguelettes, plutôt puisque la force de l'antisémitisme et de l'islamophobie, la force des réseaux pro-Assad et pro-Poutine, comme celle de l'extrême-droite raciste ont empêché que cette révolution soit massivement vue comme un espoir. Mais tout de même, ici et là se sont justement croisés des gens venus d'horizons politiques différents, tous persuadés que quelque chose se jouait en Syrie, quelque chose d'inédit et de formidable, contre une dictature impitoyable.
Il faut un espoir pour lutter contre les marchands de désespoir. Il faut bien que la solidarité s'incarne quelque part, pour que partout, émerge la force de créer des fronts communs contre la haine.
Une ligne de front, et pas seulement un triste constat, c'est ce que dessine l'ouvrage de Marie Peltier, et tout ce qui cherche le chemin non pas de la négation des fractures à l’œuvre, mais celle de leur réparation est précieux.
L'ère du complotisme, maladie d'une société fracturée, Marie Peltier aux éditions Les Petits Matins.