Il y a les dépêches d'actu, vite lues et vite oubliées qui reconnaissent, en passant, une "vague" d'actes islamophobes consécutive aux attentats du 7 et 9 janvier dernier. Mais d'où viennent-elles ces vagues subites ? D'un océan de vieilles haines bien vivantes qui alimentent en permanence la rubrique "Faits divers" de certains coins de France, alors qu'elles devraient depuis des dizaines d'années occuper la première page de la rubrique " Politique", si l'Etat français voulait vraiment y mettre un terme.
Le 23 janvier dernier (2015), l'ancien para Stéphane Richardot a quitté son village en annonçant à un élu son intention de faire sauter la mosquée de Carcassonne, près de laquelle il était finalement interpellé, avant d'être interné. Interrogé à son sujet, son ex-commandant du 3èmeRPIMA dans les années 1990, déclarait que c'était déjà à l'époque un individu « déséquilibré », qui « posait des problèmes ».
Au 3ème RPIMA (acronyme de régiment parachutiste d'infanterie de marine) de Carcassone dans les années 90, Stéphane Richardot n'était pas le seul à « poser des problèmes » aux personnes d'origine immigrée et/ou musulmane. De graves problèmes, même.
Un soir de novembre 1990 , par exemple, une cinquantaine de paras, cagoulés et armés avaient effectué une ratonnade en règle, profitant d'une veillée funéraire dans un immeuble de la cité HLM du Viguier. A cette époque, déjà, l'actualité faisait office de justification puisque l'un d'entre avait dit avant de frapper «On ne casse pas d'arabes dans le Golfe, on va en casser ici». Dans la région, un autre régiment de paras avait les mêmes habitudes de violence raciste, jusqu'au meurtre. Le 19 novembre 1987, Snoussi Bouchiba, père de 3 enfants, fut ainsi égorgé rue Théron-Périé par deux paras ivres du 8ème RPIMA de Castres.
Le 8ème et le 3ème, Castres, Carcassonne : les mêmes ratonnades dans les années 80 et 90, et aujourd'hui, la même ambiance, faite d'expéditions punitives, de dégradations racistes contre les mosquées, les kebabs, les cimetières. Exagération ? Vu de loin, de l'article de presse sur lequel on tombe par hasard et qui relate UNE agression, UN « coup de folie », UNE dégradation raciste parmi d'autres, on peut voir seulement des « actes isolés », « conséquences de l'actualité » qui n'empêchent pas la majorité des musulmans et des personnes d'origine immigrée de vivre tranquilles.
Mais la réalité est toute autre.
A Carcassone, Castres et dans leurs environs, ces dix dernières années, les actes racistes et islamophobes n'ont jamais cessé : parfois il s'agit de « simples » dégradations racistes sur une mosquée, comme en septembre 2006, où celle de Carcassonne est recouverte d'inscriptions «La France aux Français», «Les bougnouls dehors» ou «Mort à l'islam».
Mais un an et demi plus tard, en avril 2008, la mosquée de Colomiers brûle. Ce sont des jeunes paras, issus du 3ème RPIMA de Carcassonne et du 8ème RPIMA de Castres qui l'ont incendiée ensemble, pour « fêter » l'anniversaire de naissance d'Adolf Hitler, qui a lieu le 20 avril. Un acte prémédité qui témoigne non seulement de la présence de néo-nazis dans ces deux régiments, mais également de leur coordination. On retrouvera Viktor Lenta chef de ce groupe, quelques années plus tard en Ukraine, aux cotés des fascistes pro-russes. Là bas, l'ex-para et membre du Bloc Identitaire mène sa guerre sainte avec les "compétences" acquises au sein de l'armée française.
L'arrestation de ces jeunes gens n'endigue absolument pas la vague d'actes racistes et islamophobes à Castres et à Carcassonne.
En décembre 2009 la mosquée de Castres est recouverte de croix gammées, des oreilles de cochon sont agrafées sur la porte. En mars 2010, une descente a lieu au bar l'Aigle d'Or, fréquenté par de nombreuses personnes d'origine maghrébine. C'est une ratonnade extrêmement violente, pendant laquelle les victimes sont frappées à coup de barres de fer, et de bouteilles brisées. Les témoins de la scène attestent des slogans néo-nazis qui ont accompagné les faits. Qui sont ceux qui les profèrent et qui ont ratonné ? De jeunes paras du 3e RPIMA ; leur hiérarchie, embarrassée, affirmera qu'ils se sont énervés après des « jets de bouteille » de la part de « jeunes ».
Un an plus tard, en juin 2011, ce sont deux kebabs qui sont attaqués en pleine nuit dans la même ville : des vitrines sont brisées ou recouvertes d'inscriptions racistes et d'autocollants ou de slogans du Bloc Identitaire, plusieurs témoins décrivent des « jeunes hommes au crâne rasé ». Suivent en septembre puis en décembre de la même année, deux profanations massives du cimetière musulman : à chaque fois, les tombes sont recouvertes de croix gammées, et de slogans comme « Mort aux Arabes, Mort aux Juifs », « La France aux Français, les arabes, dégagez ».
A Castres, une profanation du carré musulman avait également eu lieu plus tôt dans l'année en janvier 2011: l'auteur des faits, interpellé quelques mois plus tard était un ex-militaire du 8ème RPIMA de 48 ans, militant du Front National.
C'est dans le contexte de cette vague d'attaques racistes et islamophobes, que les médias nationaux notamment télévisés, évoquent pour une fois, en juillet 2011 l'ambiance qui règne dans ce petit coin de France. Il s'agit pour eux d'incriminer les « jeunes des cités » qui sont venus devant la caserne du 8ème RPIMA de Castres et s'y sont battus avec de jeunes militaires. La droite pousse les hauts cris devant cette « attaque contre l'Etat français et ses soldats ». Bien peu de télés reprendront le déroulement exact des évènements, relatés uniquement par les journaux locaux : la « descente » des « jeunes arabes » à la caserne faisait suite à une autre descente, celle de militaires cagoulés, hurlant des slogans racistes qui ont matraqué dans un bar fréquenté par les dits « jeunes arabes ». Il s’agit d’une reproduction exacte de la scène qui s'est déroulée en mars 2010 à Carcassonne. Seul le numéro du régiment change, ainsi que le traitement médiatique : à Carcassonne, aucun militaire n'avait été blessé suite à la ratonnade, il n'y avait eu que des victimes du racisme, cela n'avait pas intéressé les médias nationaux.
Par contre en juillet 2014, quand de jeunes militaires du 3ème RPIMA de Carcassonne se battent avec des jeunes qui fêtent la victoire de l'Algérie pendant la Coupe du Monde, la couverture médiatique des faits est très importante ; de jeunes militaires ont effectivement été blessés. Il n'y a évidemment pas de raisons de ne pas en parler. Le problème c'est d'en parler sans faire référence à la réalité de la violence islamophobe et raciste dans la région, aux ratonnades qui ont eu lieu précédemment, et à l'implication récurrente de militaires ou d'ex-militaires des régiments de paras dans diverses attaques qui ont bien souvent une coloration néo-nazie assumée.
De même, les médias seront beaucoup plus discrets et peu interprétatifs sur la marche de nuit célébrant la victoire de l'Allemagne contre l'Algérie le 30 juin dernier lors de cette même Coupe du monde. Il s’agit alors d’ une marche des jeunes paras dans les rues de Carcassonne, en pleine nuit.. Elle revêt le caractère d’un défilé officiel, puisque des gradés sont là et « encadrent » cette marche. La vidéo retraçant ce défilé nocturne se retrouvera quelques heures plus tard, sur les comptes Twitter ou Facebook de nombreux membres du Bloc Identitaire.
C'est toujours ainsi que ça se passe : l'existence d'une imprégnation néo-nazie au sein du 3ème et du 8ème RPIMA affleure parfois à la surface des dépêches de presse, comme en décembre 2012, lorsque la photo d'un soldat français au Mali arborant l'insigne d'une division SS française fait le tour du net. L'armée reconnaît qu'une dizaine de militaires au moins arboraient cet écusson, et qu'au minimum l'un d'eux est un para du 8ème RPIMA. Bien sûr une « enquête » est promise, mais les gradés interrogés par la presse ont ces phrases pour le moins ambigües, évoquant une « vieille tradition idiote ». C'est une manière de voir le néo-nazisme, effectivement, mais aucun média n'est allé vérifier certaines conséquences de cette « vieille tradition idiote » dans la région de résidence de ce régiment ; aucun n'a évoqué les faits dont nous avons parlé ci-dessus, qui jettent un éclairage plutôt sinistre sur ce que sont les « traditions potaches » de certains paras.
Pourtant, il existe une amicale du 3ème RPIMA, qui anime un site extrêmement complet sur l'histoire et la tradition de ce régiment. Le site évoque son origine, les guerres coloniales d'Indochine et d'Algérie et son plus célèbre officier, le tortionnaire Marcel Bigeard en personne. L'amicale du 3ème, animée par ses retraités, manifeste un attachement très fort à une certaine tradition algérienne, celle des colons et des militaires pro-OAS. La sous-rubrique « Chants militaires » de la rubrique « Tradition » met en tube phare une chanson de Jean Pax Mefret, intitulée « Vieux Soldat ».
Ce Jean Pax Méfret est un chanteur à thème, et ses thèmes sont ceux de l'extrême-droite raciste, à commencer par la défense de l'Algérie Française, à laquelle cet ancien journaliste de Minute a également consacré quelques ouvrages dont une biographie élogieuse de Bastien-Thiry, l'un des chefs de l'OAS. A l'amicale du 8ème RPIMA à Castres on partage cette passion pour Méfret : le 21 avril 2011, jour anniversaire du putsch militaire à Alger pendant la guerre, l'artiste se produit dans la commune, l'amicale assurant l'animation et le service d’ordre.
Face à cet historique, évidemment, le para retraité qui a voulu « faire sauter » la mosquée de Carcassonne n'apparaît plus comme le « fou » isolé qu'on nous a présenté dans les médias. Il s'agit en fait d'un de ces nombreux paras, jeunes ou moins jeunes qui basculent dans la violence. Ils ont été bercés doublement par la petite musique de haine historique que leur régiment appelle « tradition » et par une extrême-droite dont les liens avec l'armée ne sont plus à prouver, même si évidemment tous les actes racistes et islamophobes commis dans ces villes ne sont pas du fait de militaires ou d'ex-militaires.
Finalement, l' « actualité » apparaît de bien peu d'importance dans son acte : car pour certains, dans ce coin de France comme tant d'autres, la guerre d'Algérie ne s'est pas terminée en 1962, l'Ennemi est toujours là, le Bougnoule ou l'Islamiste, c'est d'ailleurs la même chose.
Lorsqu'une partie des gens se croit en guerre contre un "ennemi intérieur" et entend réellement mener cette guerre, même de basse intensité, il n'est pas étonnant que la partie de la population qui est désignée comme "ennemie" se sente en permanence étrangère là où elle vit. Il n'est pas étonnant non plus qu'elle ait une perception particulière du territoire, divisé entre les espaces où elle peut se sentir, sinon à l'abri, du moins, moins exposée. Pas étonnant non plus que d'autres espaces, ceux où elle est vue comme l'élément étranger et ennemi, lui semblent faire partie d'une autre société. Le repli sur soi et le communautarisme tant décriés, tant reprochés représentent avant tout une réaction logique face à un danger réel. A Castres comme à Carcassonne, faire l'erreur d'entrer ou de passer trop près de certains bars, comme être le seul arabo/musulman dans certains coins peut coûter très cher. Et dans le même temps, les lieux de culte, de loisir, voire même les sépultures de ses proches font sans cesse l'objet d'attaques.
Une chose pourrait mettre fin à tout cela : une action énergique de l'Etat, au sein de son armée, mais aussi dans les milieux d'extrême-droite, qui depuis la fin de la guerre d'Algérie transmettent de génération en génération le racisme et la nostalgie coloniale.
Mais l'Etat ne le fait pas, et n'intervient que sporadiquement, quand la violence a été trop forte pour pouvoir rester dissimulée. Dans ces cas là, on vire un ou deux jeunes des régiments, on frappe un petit coup sur un groupuscule d'extrême-droite, mais ça ne va jamais plus loin.
Beaucoup d'analystes bondissent lorsqu'on prononce le mot « néo-colonialisme », comme s'il était exagéré. Pourtant dans certains coins de France, il n'y a pas de terme plus exact que celui-là pour décrire les évènements. Et même la réaction de bonne foi à cette description est néo-coloniale : « ah, ça c'est le Midi », « Ah, les régiments de paras, c'est comme ça ». Au temps des colonies, aussi, beaucoup d'hommes politiques et de partis progressistes étaient totalement indifférents aux atteintes aux droits de l'Homme commises là-bas, alors que le dixième de ces exactions commises dans les métropoles les aurait indignés au plus haut point.
Mais les colonies et les métropoles n'ont jamais été étanches. Et de la même manière aujourd'hui, la France entière vit désormais de plus en plus souvent au rythme de ces îlots de non-droit : désormais, c'est un peu partout que des mosquées sont attaquées, que la chasse aux femmes voilées ou aux migrants se banalise.
La lutte contre la violence raciste ne peut pas se fragmenter. Soit elle intègre l'ensemble des discriminations et des actes de violence, soit elle constitue une caricature.
MEMORIAL 98