Effacer les traces du génocide au moment où il est perpétré, nier l'Histoire alors même qu'on est en train d'en écrire des pages atroces. "Sonderaktion 1005" (action spéciale 1005), tel était le nom donné par les nazis à l'entreprise négationniste qu'ils ont lancé dès le mois de mai 1942. La Sonderaktion 1005 recouvre toutes les opérations de destruction des preuves des massacres de masse qui constituent la "Shoah par balles", puis la destruction de certains camps d'extermination comme Sobibor et Belzec, ainsi que toutes les tentatives inachevées du même genre à Maidanek, Auschwitz et dans bien d'autres lieux.
L'exposition d'une partie des archives filmées des Soviétiques qui a lieu en ce moment au Mémorial de la Shoah à Paris reflète d'abord une victoire sur les premiers faussaires de l'Histoire, les nazis eux-mêmes : nous nous sommes habitués malheureusement aux images des milliers de cadavres, des entassements de squelettes démembrés, à celle des survivantEs exsangues des camps d'extermination. Mais là, les images sont accompagnées du contexte dans lequel elles ont été filmée. On prend ainsi conscience qu'à quelques jours près, si la ligne de front avait avancé un tout petit peu moins vite, les nazis auraient fait en sorte qu'il n'y ait plus rien à filmer, ni morts, ni vivants.
Car l'exposition commence par un vide d'images et une parole. Il n'y a aucune image des exécutions perpétrées au gaz dans des camions mobiles par les "Einsatzgruppen" (groupes spéciaux de massacreurs de l'armée) lors de l'offensive allemande sur la Russie. Lorsque l'Armée Rouge parvient sur les lieux de certains massacres par balles, seules des fosses immenses et vides restent sur place. Et il y a une parole, celles des témoins de ces massacres, de cette première partie du génocide, qui se pressent pour raconter aux cinéastes de l'Armée Rouge, non seulement les assassinats barbares, mais aussi l'entreprise d'effacement des nazis. Ceux-ci ont contraint les populations locales à déterrer les centaines, les milliers de morts, à les brûler, à concasser les os et ont aussi, souvent, tué les exécutants contraints.
Au regard du développement du négationnisme après guerre et de ses ignobles mensonges, la parole de ces témoins, qui nous parvient au travers d'enregistrements souvent de très mauvaise qualité, qui pour cette raison n'ont souvent pas été diffusés par les Soviétiques, prend à la gorge. Ces témoignages rappellent que la parole négationniste est en premier lieu une insulte à celles des témoins qui seraient tous des menteurs intéressés. Ces premiers témoignages, faits souvent par des populations non juives qui ont connu elles aussi des souffrances terribles, constituent un moment de très grande humanité. Ce moment pris pour raconter ce qu'ont vécu ceux que les bourreaux voulaient exclure de l'humanité à tout jamais, pour en dire l'horrible spécificité, marque la défaite des nazis, et dit déjà que le génocide ne sera pas oublié.
C'est une autre leçon de cette exposition : aussi horrible que cela puisse paraître, la spécificité du génocide commis contre les Juifs aurait pu ne pas être vue. Voici la guerre totale, apocalyptique, qui détruit tout, les hommes mais aussi les paysages,. Ce que filment les cinéastes de l'Armée Rouge est constitué de villes en ruine, de bâtiments incendiés, d'étendues désolées où des planches noircies sont les dernières traces d'un village. La mort et la désolation, des populations affamées, c'est ce que les nazis laissent derrière eux. C'est au sein de cette horreur qu'a eu lieu l'horreur particulière du génocide des Juifs.
Mais pour les hommes de l'Armée Rouge qui arrivent en 1944 à Maïdanek ou à Auschwitz, pour ceux qui sont arrivés avant sur les lieux des grands massacres comme le ravin de Babi Yar en Ukraine, pour ces premiers observateurs des traces du génocide, la signification précise de celui-ci n'est pas construite. D'abord parce que le pouvoir soviétique est tout sauf univoque sur la question de l'antisémitisme. Certes, pour effacer des esprits le pacte germano-soviétique de 1939, Staline et les siens ont voulu après l'invasion de l'URSS, redevenir l'avant-garde mondiale de l'antifascisme. Ils ont autorisé la création du "Comité Juif antifasciste" qui, dès 1942, alerte sur l'extermination en cours et mobilise l'opinion publique et les communautés juives sur le continent américain. Ils vont aussi, dès la découverte des premiers charniers, diffuser une partie des images et les envoyer à l'Ouest.
Mais dans le même temps, comme tous les Alliés, les dirigeants de l'Union Soviétique souhaitent relayer l'image d'une nation soudée en guerre contre l'ennemi. Le thème de la "Grande Guerre Patriotique" laisse peu de place aux persécutions spécifiques du génocide contre une population que Staline, déjà, montre du doigt, lui , qui dès 1944, dénonce le « chauvinisme Juif ».
Les reportages, soigneusement montés déjà, parlent alors des « camps de la mort », et évoquent pêle-mêle toutes les victimes de tous les camps. C'est le cas notamment pour Auschwitz qui fut aussi un camp de concentration et un camp de travail, et dont seule une partie constituait le camp d'extermination. Les « camps de la mort » expriment une vision de l'Histoire qui aura cours longtemps après-guerre non seulement à l'Est mais aussi à l'Ouest.
La réalité de l'entreprise concentrationnaire, effectivement au cœur du système politique construit par les nazis, masque en partie une autre réalité, celle de l'extermination des Juifs, pensée et assumée. Au delà de la volonté politique, cette réalité là n'est pas forcément visible pour les Soviétiques qui découvrent l'immense complexe d'Auschwitz. Dans cet immense complexe même Birkenau et ce qui reste de ses installations de mort n'expriment pas la réalité totale de l'extermination. Elle ne prend pas en compte celle de la majorité des victimes qui descendaient des trains pour être traînées directement par les SS vers les chambres à gaz sans passer par le camp. Ce fut notamment le cas de centaines de milliers de Juifs hongrois déportés vers Auschwitz à partir de mai 1944.
A cela s'ajoute l'antisémitisme qui n'était pas seulement nazi, malheureusement, dans l'Europe de ce temps. L'exposition présente les premiers films sur Auschwitz et montre surtout les images qui ont été coupées : celle par exemple, des cérémonies religieuses juives organisées par les rares survivantEs, tandis que les cérémonies chrétiennes sont gardées au montage. Alors que la guerre n'est pas finie, alors qu'il s'agit de dresser tous les Européens contre le nazisme, on sent cette arrière pensée, qui était aussi présente dans la Résistance à l'Ouest : parler des Juifs ne suscitera pas autant de compassion que parler indistinctement de toutes les victimes.
Cette pensée là, qui ne constitue pas seulement une machiavélisme politique, mais également le reflet d'une part sombre de toutes les sociétés européennes, ne finit pas avec la guerre. Les archives filmées du procès de Nuremberg, comme les films tournés plus tard sur les lieux du génocide dans les pays baltes occulteront de plus en plus souvent la spécificité du projet d'extermination contre les Juifs.
Les hommes de la dictature stalinienne ont organisé consciemment cette occultation, qui va évidemment s'accentuer à partir du moment où Staline lance la phase meurtrière de ses campagnes antisémites. Alors que les intellectuels du Comité antifasciste Juif sont systématiquement assassinés, alors que la presse se déchaîne contre le « complot sioniste », il devient nécessaire d'effacer des mémoires ce que fut réellement l'entreprise nazie. Ainsi quelques années après la Shoah, l'antisémitisme devient une composante du discours et de la pratique soviétique.
Mais ce qui est troublant, c'est qu'à cette entreprise d'effacement, volontaire dans la dictature stalinienne, fait écho l'absence de la spécificité du génocide dans la majorité des discours tenus après-guerre dans les démocraties de l'Ouest. Ce qui est troublant dans l'occultation de ces films des années 1950 et 1960 tournés en Union Soviétique, c'est qu'ils ne sont pas si différents de ceux qui étaient tournés dans nos pays, où à l'époque, on évoque les « déportés » sans beaucoup plus de précision. A cette époque, beaucoup de survivants des camps d'extermination ne racontaient pas leur histoire, parce qu'elle ne trouvait pas sa place dans l'Histoire qui faisait sens pour leurs contemporains.
Cette semaine, il y aura soixante-dix ans qu'Auschwitz aura été libéré, que ces images auront été tournées. Bien sûr, les combats pour la mémoire ont été gagnés, et les commémorations officielles ne manqueront pas.
Mais cette semaine, comme toutes les autres, les vidéos négationnistes seront vues des milliers de fois, témoignant bien d'un intérêt morbide et dangereux pour le travestissement de l'Histoire, pour une idéologie qui affirme avant tout «le génocide des Juifs n'a pas eu lieu, et c'est pourquoi nous sommes légitimes à les persécuter de nouveau ».
A l'inverse, et il faut le constater pour le combattre, bien peu de nos contemporains trouveront utile et nécessaire pour leur propre compréhension du monde , d'aller voir ces vieilles images. « C'est bon on connaît » se diront, sans penser à mal , une partie des élèves qu'un professeur emmènera là.
Mais non , on ne connaît pas. Ainsi on ne connaît pas Klooga, ce « petit » camp d'Estonie. Là, entre le 19 et le 22 septembre 1944, les SS s'acharnèrent à massacrer au plus vite les Juifs encore vivants, par dizaines, par centaines, et à brûler les corps, alors que l'Armée Rouge approchait. A Klooga, il restait quatre-vingt survivantEs quand le camp fut libéré. Si les SS avaient disposé de deux jours de plus, il ne serait resté personne et tous les corps des suppliciés auraient été brûlés.
Connaître les derniers jours du camp de Klooga, c'est percevoir une Histoire qui n'est jamais écrite d'avance. C'est avoir la conscience de tout ce qu'on peut éviter, jusqu'à l'horreur absolue des génocides et de tout ce qu'on peut laisser faire, jusqu'à l'horreur absolue des génocides. Connaître les derniers jours du camp de Klooga, c'est savoir qu'il n'est jamais trop tard pour dire non à la barbarie et sauver des vies.
Les images tremblantes, en noir et blanc, de Klooga comme d'Auschwitz, comme la voix lointaine des premiers témoins peuvent sembler banales et surannées, dans une époque où les corps décapités, torturés, bombardés s'affichent quotidiennement sur les fils d'actualité de nos profils et comptes de réseaux sociaux, en couleur et en instantané.
Pourtant ces images ont bien quelque chose à nous dire. Parce que les nazis ne voulaient pas qu'elles existent. C'est pourquoi dès le début de l'extermination ils ont engagé des moyens considérables pour faire disparaître les traces de ce même génocide. Ils ne l'auraient pas fait, avant même que ne leur vienne la conscience de la défaite probable, s'ils n'avaient pas eu peur du regard du monde sur ces images, et surtout de la réaction qu'elles allaient entraîner. Les bourreaux qui voulaient nier l'humanité des Juifs avaient peur de l'humanisme, de l'universalisme dont ils savaient le réveil possible, même lorsqu'ils dominaient sans partage.
Aujourd'hui partout d'autres bourreaux, d'autres dictateurs, d'autres milices démentes torturent, violent, massacrent et assassinent, et au Rwanda, entre autres, les images du génocide en cours n'ont pas réveillé les consciences des Etats et des institutions internationales. Il semble que les bourreaux contemporains aient moins peur des gens qui regardent les images de leurs crimes, peut-être parce que nous ne regardons pas vraiment, parce que nous nous contentons de voir, et de nous dire que nous n'y pouvons rien.
Au Memorial de la Shoah, actuellement, on entre avec difficulté, comme dans un fort , parce qu'à nouveau, en France, des Juifs sont tués parce qu'ils sont Juifs. Mais justement, il faut y entrer et se réapproprier cette Histoire arrachée aux génocidaires qui voulaient l'effacer. Cette Histoire qui est une arme contre tous les bourreaux, une arme pour nous tous.
Le site de l'exposition, dont l'entrée est libre se trouve ici
MEMORIAL 98