Au moment où se multiplient les récits de jeunes hommes et femmes se radicalisant de manière très rapide et extrême, nous publions un réflexion sur ce phénomène, à partir des témoignages issus du livre « Les Français djihadistes» (éditions Les Arènes) par David Thomson.Thomson est un ancien correspondant de France 24 et RFI en Tunisie.
Un monde de silhouettes de papier auquel rien ne les a jamais rattachés, et la mort, la leur et celle du monde comme seule manière de donner un sens à l'existence.
C'est le message que délivrent Clémence, Yassine, Alexandre, Sirine, jeunes français, djihadistes en partance ou partis vers la Syrie, lorsqu'ils choisissent de parler à ce journaliste.
Ils ont des vies et des itinéraires différents. Néanmoins, qu'ils soient chômeurs ou salariés confortablement rémunérés, qu'ils aient ou non des enfants, des parents, unE conjointE, des ami(e)s, tout ceci ne semble revêtir à leurs propres yeux aucune espèce de réalité, d'échanges, de rapports sociaux porteurs de sens.
Étrangers absolus à la société qui les entoure, ils le sont d'abord et aussi à ce qu'est l'islam en tant que réalité concrète. Qu'ils soient ou non issus de l'immigration, tous ou presque se sont convertis seuls face à un écran d'ordinateur. Tous ou presque justifient leur choix par une possibilité qu'ils n'ont pas trouvée dans les autres religions : pouvoir entrer dans un autre monde par la magie d'une phrase prononcée en tête à tête avec soi-même.
L'irruption d'êtres humains de chair et de sang dans ce processus magique et solitaire les dérange et les déçoit. Ainsi ils n'aiment pas les mosquées où ils ne se sentent pas mieux qu'ailleurs dans la société. Ils ont aussi été déçus par le "salafisme quiétiste" , qui ne leur proposait encore une fois que de vivre, d'une autre manière, mais de vivre quand même. Ils voulaient « partir », mais la « hijra » l'émigration vers un pays musulman ne les a finalement pas attirés non plus, dès lors qu'il s'agissait d'aller construire une autre vie.
En revanche, partir en Syrie, c'est partir pour la mort. D'ailleurs dans leur esprit , la Syrie réelle n'existe pas. Elle est remplacée par " Al Shâm", cet endroit mythique où débutera la fin du monde, où un Califat sera instauré puis défait par les forces du Mal, ce qui annoncera le début du Jugement dernier. Partir pour le djihad, c'est donc partir vers la Fin. En effet, là-bas, les combattantEs partis instaurer le Califat ne triompheront pas, ils seront vaincus ici-bas, mais leur perte ne sera que temporaire, parce que leur mort ouvre les portes de l'Autre Monde.
Discours de propagande délivré à un journaliste en toute connaissance de cause ? Sans doute, mais il paraît aussi profondément intériorisé, correspondant à une expérience intime du réel et de ce qui ne l'est pas.
Car, pour ces jeunes gens, bien avant le Paradis, un autre monde est bien plus réel que celui dans lequel ils vivent. Les réseaux sociaux ont été pour eux la seule source de rapports perçus comme « vrais », parce que créant de l'émotion. Lorsqu'ils parlent de leurs liens avec leur femme, avec leurs parents, avec leurs amis, avec les collègues, tous évoquent en clair ou en creux un mur immense, infranchissable entre leur moi profond et leur moi social. Le « moi social » blague au travail, téléphone aux parents, fait des enfants, des fêtes, vend de la drogue ou écoute du rap, mais le moi profond, le « vrai », est seul, isolé, totalement absent et muet au monde.
Il ne se connecte que par le biais de la médiation virtuelle. On pleure devant la vidéo d'un imam; en lisant un hadith sur l'écran, on éprouve le sentiment d'une révélation qui n'est jamais venue dans le réel, même à la mosquée. Les rapports avec les autres êtres humains constituent toujours un poids et une souffrance, le virtuel est le seul moyen de les dépasser. Ce qui frappe est que cette attitude ne disparaît pas lorsqu'ils partent, lorsqu'ils sont enfin sur la terre du djihad. Leur premier geste est de poster une photo sur Facebook et de se géolocaliser. Tous passeront le temps (hors des combats) branchés sur You Tube, seuls devant leur caméra, tous montrent avec fierté au journaliste le nombre de like sur leurs vidéos, beaucoup ont une fois là-bas ouvert des blogs. Mais presque aucun ne parle de la Syrie réelle, si ce n'est pour expliquer que les Syriens ont pour la plupart des habitudes de mécréants, ne sont pas du tout conscients d'être sur la terre du Shâm et de la proximité du Jugement dernier.
Les seuls instants décrits comme un moment de communion collective, sont ceux où la mort est présente. Un jeune homme se remémore sa joie, lorsqu'il a appris la mort de deux de ses amis en Afghanistan. Il décrit l'annonce de cette mort comme le moment où il a compris que son rêve pouvait devenir réalité. Des jeunes femmes imaginent entre elles, sur un mur Facebook, le moment merveilleux que sera la mort de leur compagnon, si et seulement si elles ont la chance d'être là lors de ses derniers instants. Un jeune homme souhaite que ce soit son frère, un « incroyant », qui lise sa lettre d'adieux lors de la cérémonie qui suivra l'annonce de sa mort en France. Dans cette lettre, il parle avec moult détails de la réunion de famille heureuse et apaisée qui aura lieu au paradis, grâce à lui qui sera mort en martyr.
Alors qui sont ces jeunes, à quoi les rattacher ?
C'est toute la difficulté ouverte par leur témoignage car leur rejet de la société environnante est intégral. Tous tiennent à expliquer longuement qu'ils n'ont rien à voir avec la quasi-totalité des musulmans réels, leurs parents, leurs familles, les « traîtres » dont la liste est détaillée et jamais finie. Cette liste va des chiites aux Frères Musulmans en passant même par les salafistes proches de l'Arabie Saoudite, ou ceux qui en Tunisie, ne « vont pas assez loin » dans le djihad, ou ceux qui en Syrie n'appartiennent pas à la même brigade qu'eux. La formalisation de ce point de vue est nommée par leurs prédicateurs « l'Alliance et le Désaveu ». Selon ce principe, un vrai musulman est celui qui manifeste son inimitié totale avec le monde des mécréants. La haine passive du monde tel qu'il est ne suffit pas, et le djihad, dans ce contexte est la mort de tous et la sienne propre. Il constitue le seul comportement qui vaille pour être membre de la communauté des « vrais » croyants... qui ne sont plus que des croyants en la Mort.
Bien évidemment, les prédicateurs, les chefs des organisations combattantes comme ISIS en Syrie ont eux bien d'autres préoccupations que ces jeunes gens qui les rejoignent. Politiciens ou généraux, ils portent des stratégies de pouvoir, des objectifs militaires et économiques, des projets bien ancrés dans le réel de leurs pays d'origine.
Mais si leur propagande a touché ces jeunes, elle ne les a pas créés. Dans leur propre témoignage, la découverte de la possibilité concrète du djihad est toujours l'aboutissement d'un parcours en solitaire dans la société française et nulle part ailleurs. Personne n'est venu les chercher, ni dans leur entourage familial, ni à l'école, ni à la mosquée. Ils sont en cela très différents des générations précédentes. Les djihadistes français plus âgés en parlent d'ailleurs abondamment dans l'ouvrage; eux ont tous suivi un long parcours au sein de l'islam avant de rencontrer physiquement une branche dissidente. Ils perçoivent bien la différence fondamentale avec ces jeunes gens dont certains se sont convertis en trois mois et n'ont qu'une impatience : tuer et surtout mourir en martyrs.
Étrangement ou pas, le vécu raconté par ces « dhijadistes » en rappelle un autre, celui de ces autres jeunes gens, qui dans les années 1980, dans toute l'Europe, ont basculé dans la consommation d'héroïne. Presque tout y est : d'abord le détachement vis-à-vis de la société, un détachement qui n'est pas du tout une révolte. Pour se révolter, encore faut-il percevoir l'utilité de la révolte, une faille possible dans le monde tel qu'il est, qui pourrait survenir grâce à une action de l'intéressé. Or la France telle que la décrivent ces jeunes gens est un tout compact et totalement étranger, où rien, pas même les rapports sociaux immédiats avec la famille ou les proches, ne peut être changé.
Ainsi Yacine interprète-t-il le racisme et l'impossibilité de l'intégration comme la volonté d'Allah , qui a ainsi empêché une perversion des jeunes par la société française, et a permis que d'aucuns , comme lui s'en séparent totalement. Ainsi Souleymane et Clémence, jeune couple ouvrier précisent-t-ils qu'il ont attendu longtemps avant de partir, car ils auraient souhaité auparavant profiter d'un certain nombre de biens de consommation, comme une « très grande télé ». Mais ils se sont aperçus qu'ils n'arriveraient jamais à se la payer, ils ont alors décidé de ne plus attendre.
Dans les deux cas (héroïne et djihad), on ne retrouve aucune trace, même partielle d'une tentative de révolte inaboutie ou ratée contre le racisme structurel ou l'exploitation économique capitaliste. On se heurte à la perception de la société comme une donnée tellement intangible que rien ne peut réellement troubler de l’intérieur son fonctionnement.
Ainsi, avant d'être destruction de cette société de l'extérieur, la perspective du djihad est d'abord destruction du soi, volonté d'effacement par le vide de tout ce qu'on a pu être auparavant. La plupart de ces jeunes décrivent avec minutie la vente de leurs maigres bien matériels, l'abandon de leur emploi, du domicile familial, la rupture du lien avec l'épouse, avec la fratrie, le vidage du compte en banque. Cette description est accompagnée d'une insistance marquée sur la réaction d'incompréhension et de refus de l'entourage, réaction interprétée comme un élément de plus validant la justesse du choix effectué. Or ce processus de désaffiliation volontaire ressemble trait pour trait à celui des jeunes usagers d'héroïne. Dans ce dernier cas les parents et les proches perçoivent un comportement addictif absolument négatif et destructeur, alors que l'auto-destruction est revendiquée par celui qui la vit comme un choix volontaire et porteur de sens.
« Choisir son futur . Choisir la vie ? Mais pourquoi ferais-je quelque chose comme ça ? Je choisis de ne pas choisir la vie. Je choisis quelque chose d'autre. Les raisons ? Il n'y a pas de raison. Qui a besoin de raisons quand on peut avoir l'héroïne? » lance le héros du film Trainspotting (qui décrit d'un groupe de jeunes heoïnomane écossais- 1996) en guise de manifeste.
Quelques dizaines d'années plus tard, remplacer « héroïne » par « djihad » n’a rien d'incongru, même au regard de la réaction sociale suscitée par les deux phénomènes.
Dans les deux cas, Etat et commentateurs officiels répètent les mêmes condamnations incantatoires, la drogue, c'est mal et dangereux, le djihad aussi. Les drogués tueraient père et mère pour une dose, les djihadistes sont des assassins. C'est la réalité, et malheureusement, le potentiel de dangerosité des jeunes djihadistes est bien plus grand que celui des jeunes usagers de drogue. Et si les premiers n'ont jamais intéressé personne, les seconds sont effectivement une arme redoutable pour certains courants politiques, des machines à tuer peu coûteuses et déterminées, recrutables par le premier chef intégriste ou fasciste venu. Capables de tuer de sang-froid, y compris des enfants.
Comme dans les années 80, la répression est le corollaire de la condamnation : en arrêtant des jeunes prêts à partir, ou quelques recruteurs, le pouvoir estime avoir rempli son office, comme il estimait le faire en chassant les usagers et en arrêtant régulièrement quelques dealers de moyenne importance.
Cette politique a montré son inefficacité concernant la « fameuse guerre à la drogue ».
Il en va de même pour la guerre aux « djihad » et de manière bien plus grave. En effet la comparaison entre la génération tombée massivement dans l'héroïne et celle qui aujourd'hui est attirée par ce qui est appelé « djihad » rencontre ses limites.
Le cheminement vers l'auto-destruction comme réponse individuelle à une société mortifère faisait écho à l'état de la société dans les années 80. Le mouvement social, ouvrier, révolutionnaire était alors affaibli en Europe, mais son influence culturelle demeurait présente, même sous des formes neutralisées et impuissantes, dans le conscient et l'inconscient collectif de toute une jeune génération. Le pessimisme et l'anomie dominantes s'accompagnaient néanmoins de la persistance d'une conscience progressiste, en rupture humaniste avec le fonctionnement capitaliste, notamment dans les métropoles.
Aujourd'hui, ce qui domine objectivement, même de manière temporaire, c'est une autre forme de rejet issu de l’influence de la réaction et du fascisme. Ce qu'une partie de la jeune génération perçoit comme « contre-culture », ce dans quoi elle baigne, même sans s'y reconnaître formellement, est , en tout cas en France, le discours émanant de toutes les extrême-droites, avec une très forte prégnance de l'antisémitisme, du conspirationnisme et de l'irrationnel.
Bien sûr, les théories de la domination juive du monde ne sont pas énoncées seulement par les mouvements fascistes occidentaux. Parmi les prédicateurs islamistes intégristes, elles tiennent souvent une place de choix. Mais en pensant que ce sont ces prédicateurs qui les imposent aux jeunes djihadistes, on oublie de se poser la question suivante : pourquoi des jeunes d’ici , dont la plupart adhèrent très vite aux thèses de ces prédicateurs y sont-ils aussi sensibles, pourquoi surtout en font-ils une dimension essentielle de leurs cibles lorsqu'ils passent à l'acte en France ?
Sans nul doute, parce que l'antisémitisme est devenu banal, notamment en France : il est commun aux jeunes de toutes origines qui admirent Dieudonné, qu'ils soient issus des quartiers populaires ou membres bourgeois des organisations catholiques du « Printemps Français ». Réalité massive et réalité française, cet antisémitisme revêt désormais tous les attributs d'une culture de masse, se diffusant aussi bien sous la forme du divertissement que dans les prises de position de sportifs célèbres adeptes de la "quenelle".
C'est dans ce bouillon de culture-là que grandissent les jeunes tueurs et c'est évidemment une des raisons pour lesquelles leur intégration dans les sectes meurtrières est si facile. C'est aussi la raison pour laquelle, parmi toutes les cibles possibles, ils choisissent des victimes juives. Ce faisant, ce n'est pas seulement la reconnaissance d'organisations implantées en Syrie ou en Afghanistan qu'ils recherchent, mais bien celle d'une partie de la société française gangrenée par le racisme et l'antisémitisme.
Ils représentent de manière troublante une prophétie, qui à force d'être répétée, s'est auto réalisée: désignés depuis le 11 septembre 2001 comme des terroristes en puissance, devenir ce qu'on les a accusés d'être représente finalement la seule forme d'intégration possible dans un modèle social qui leur semble indépassable.
Ils sont aussi le produit d'une société qui peut glisser vers le fascisme. À ce titre ils ne sont pas les enfants d'un Orient fantasmé, mais bien ceux de nos pays capitalistes.
Ceux-ci sont ravagés par l'injustice sociale, par l'absence d'avenir érigée comme une normalité absolue pour une partie de la population, par les idéologies de la haine, au rang desquels le vieil antisémitisme tient une place de choix, notamment en tant qu'outil de déshumanisation absolue de l'Autre.
Dans les pays en guerre, il est des djihadistes qui choisissent de se faire sauter dans des bases militaires, d'attaquer des cibles du pouvoir en place, de réaliser des prises d'otages barbares et spectaculaires, comme la prise d'un centre commercial ou celle d'une université entière. Les nôtres pensent que tuer quelques civils Juifs et même des enfants, au hasard, à bout portant est un acte héroïque, qui leur apportera la reconnaissance sociale.
A ce titre ce que disent les otages qui ont croisé, pendant leur capivité en Syrie, Mehdi Nemmouche, l'assassin présumé des victimes de la tuerie au Musée Juif de Bruxelles, est significatif : le jeune homme comptait bien s'adonner à la tuerie antisémite, mais la rétribution symbolique qui l'obsédait était d’obtenir que lui soit consacrée une séance de l'émission « Faites entrer l'accusé » .
Les jeunes djihadistes sont les monstres idéaux pour faire oublier ce qui les produit. L'horreur de leurs actes ne peut qu'évidemment déclencher la stupéfaction, la colère et la peur. Et favoriser une réaction de déni protectrice: il est plus simple pour chacun d'entre nous de se dire qu'ils sont d' « ailleurs », et que ce sont de lointains pays, où se tiennent de très lointaines barbaries, qui les engendrent.
En réalité, les organisations intégristes qui sévissent en Irak ou en Syrie se contentent de venir récolter que ce nos sociétés ont semé. Il faudra bien s'attaquer à la racine du mal pour qu'il n'y ait plus de fruits pourris à récupérer.
MEMORIAL 98