Le texte de Karl Marx que nous publions ci-dessous, ainsi que les citations utilisées dans l'introduction de Xavier Rousselin, sont issus des articles écrits par le fondateur de la Première Internationale sur « La guerre civile aux États-unis ». Au moment où l'élection de Barack Obama rappelle les contradictions de l'histoire des USA, ce document nous informe sur les analyses de ce qui était déjà un point de vue mondialement solidaire.
Memorial 98
Il est à priori surprenant que Marx, en sa qualité de secrétaire de l'association internationale des travailleurs (AIT, aussi nommée Première Internationale), écrive au Républicain Abraham Lincoln, pour le féliciter de sa réélection à la présidence des États-Unis en 1864.
Mais cette réélection se traduit par l'abolition de l'esclavage aux États-unis.
Bien que cette mesure libératrice soit l'œuvre des capitalistes du Nord, des « Yankees » représentant de la puissance industrielle montante de l'Amérique, Marx souligne un point crucial ; l'esclavage a été aboli par un homme que rien ne prédestinait à cela.
Le fait que Lincoln fasse répondre à cette lettre est tout aussi surprenant. D'ailleurs Marx apprécie que Lincoln ait été sensible à l'appui donné aux forces révolutionnaires américaines par les classes ouvrières européennes et notamment anglaise.
Pourquoi Marx agit-il de la sorte ? Essentiellement parce qu'il a perçu la radicalisation anti-esclavagiste de Lincoln.
Le parti Républicain des Etats-Unis a été fondé en 1854, à la veille de guerre civile (1861-1865), pour contrer les « whigs » libéraux et les « démocrates », qui dans leur majorité soutenaient l'esclavage. C'est le premier paradoxe par rapport à l'époque actuelle.
Les Démocrates étaient alors en majorité sudistes et désignèrent un esclavagiste notoire pour l'élection présidentielle de 1860. Le parti Républicain fut alors formé afin « de se rallier comme un seul homme à la cause du rétablissement de la liberté et de la chute du pouvoir esclavagiste ».
Lincoln fut désigné pour être le candidat républicain pour l'élection de 1860. Il n'était pas alors un anti-esclavagiste radical et déclarait ainsi : « Je ne suis pas et je n'ai jamais été favorable à l'établissement, sous quelque forme que ce soit, de l'égalité sociale et politique des races blanches et noires. Je ne suis pas et je n'ai jamais été partisan de faire des Noirs des électeurs ou des jurés... » En revanche, il estimait que « pour le droit de manger, sans avoir besoin de l'autorisation de quiconque, le pain qu'il a gagné à la sueur de son front, [le Noir] est mon égal et l'égal de n'importe quel homme vivant. »
Abraham Lincoln s'est radicalisé au cours même de la guerre de Sécession. Car en dépit de la puissance industrielle du Nord et sa capacité à produire des armes et des bateaux et de créer des lignes de trains, le Sud résista de façon acharnée. La guerre qui dura 4 ans fut une véritable boucherie. Elle causa la mort de 625 000 soldats et d'un nombre indéterminé de victimes civiles. Elle est la guerre la plus meurtrière qu'aient connue les États-Unis à ce jour; en comparaison, lors de la première guerre mondiale, 405 000 soldats américains trouvèrent la mort et 58 000 lors de la guerre du Vietnam.
Ce qui importait le plus à Lincoln était de gagner la guerre pour maintenir intacte la puissance des Etats-Unis et de son gouvernement fédéral, qu'il ne cessa de renforcer au cours de la guerre. Il pensait même, à son début, que s'il fallait maintenir l'esclavage pour gagner, il s'en accommoderait.
Lors des élections parlementaires de novembre 1862, les démocrates pro-esclavagistes remportèrent une victoire qui sonnait comme un désaveu de la politique de Lincoln. Celui-ci refusait de négocier avec la Confédération sudiste et voulait lui imposer de rentrer dans le rang. Il faut noter que les dirigeants de la place financière de New York avaient de nombreux intérêts dans le Sud esclavagiste. La place avait pris une part active à la traite des esclaves et était la créancière hypothécaire des plantations du Sud.
En réponse à cette défaite, Lincoln pris deux décisions lourdes de sens. Il proclama l'abolition de l'esclavage et congédia le général en chef de l'armée du Potomac, nommé McCleland.
Pour affaiblir le Sud, Lincoln se devait de rallier les Noirs. Marx expliquait en octobre 1862, soit après deux ans de guerre, que « la Nouvelle-Angleterre et le Nord-Ouest, qui fournissent le gros de l'armée, sont décidés à imposer au gouvernement une stratégie révolutionnaire, et à inscrire sur la bannière étoilée le mot d'ordre de l'abolition de l'esclavage »
Les esclaves tentaient justement de fuir le Sud par tous les moyens et de passer la ligne de front pour atteindre le territoire de la liberté. Lincoln du se résoudre à composer des régiments de Noirs qui constituaient la pire menace que les esclavagistes aient eu à redouter. Car si tous les Noirs s'armaient, que resterait-il de la Confédération ? C'est ainsi que cette guerre prit un tour révolutionnaire.
Au moment de la capitulation, parmi les troupes nordistes qui investirent Richmond, la capitale de la Confédération, se trouvaient des unités du 25° corps d'armée, entièrement composé de Noirs.
Lorsque Lincoln visita la ville, il fut accueilli en héros par les Noirs. Ils voulaient le toucher, lui rendant hommage comme à Dieu.
Un autre aspect doit être mentionné. Une partie de l'état major de l'armée du Nord répugnait à attaquer vraiment les sudistes, malgré les ordres répétés de Lincoln. Ces hiérarques respectaient la solidarité qui unissait les anciens de l'Académie militaire de West Point. Ce fut particulièrement le cas de l'Armée du Potomac dirigée par le général McCleland. Sous ses ordres, Marx notait que sur le Potomac, « l'armée était employée, sous les yeux du commandant en chef, à la chasse aux esclaves ! »
Lincoln du alors s'appuyer sur des officiers de « basse extraction » tels que Grant, qui devint général en chef du Nord. C'était fils d'un tanneur de l'Ohio. A l'inverse Lee, le général en chef de la Confédération, était issu de la meilleure aristocratie américaine.
Marx rend compte au fil de la guerre de la radicalisation de Lincoln, qui se traduit d'ailleurs dans les actes plus que dans les discours.
Marx s'émerveille même de voir que les actions de Lincoln sont infiniment plus révolutionnaires que ses propos. Lincoln préférait nettement les réalisations aux discours prometteurs. Il estimait « que la poule est l'animal le plus sage de la création, car elle ne caquette qu'après avoir pondu son œuf. »
La lettre de Marx à Lincoln après sa réélection est une sorte de reconnaissance de cette évolution de Lincoln, devenu révolutionnaire « malgré lui ».
Publié dans Der Social-Demokrat, 30 décembre 1864.
Monsieur,
Nous complimentons le peuple américain à l'occasion de votre réélection, à une forte majorité.
Si la résistance au pouvoir des esclavagistes a été le mot d'ordre modéré de votre première élection, le cri de guerre triomphal de votre réélection est : mort à l'esclavage !
Depuis le début de la lutte titanesque que mène l'Amérique, les ouvriers d'Europe sentent instinctivement que le sort de leur classe dépend de la bannière étoilée. La lutte pour les territoires qui inaugura la terrible épopée, ne devait-elle pas décider si la terre vierge de zones immenses devait être fécondée par le travail de l'émigrant, ou souillée par le fouet du gardien d'esclaves ?
Lorsque l'oligarchie des trois cent mille esclavagistes osa, pour la première fois dans les annales du monde, inscrire le mot esclavage sur le drapeau de la rébellion armée; lorsque à l'endroit même où, un siècle plus tôt, l'idée d'une grande république démocratique naquit en même temps que la première déclaration des droits de l'homme qui ensemble donnèrent la première impulsion à la révolution européenne du XVIII° siècle - lorsque à cet endroit la contre-révolution se glorifia, avec une violence systématique, de renverser « les idées dominantes de l'époque de formation de la vieille Constitution » et présenta « l'esclavage comme une institution bénéfique, voire comme la seule solution au grand problème des rapports, entre travail et capital », en proclamant cyniquement que le droit de propriété sur l'homme représentait la pierre angulaire de l'édifice nouveau - alors les classes ouvrières d'Europe comprirent aussitôt, et avant même que l'adhésion fanatique des classes supérieures à la cause des confédérés ne les en eût prévenues, que la rébellion des esclavagistes sonnait le tocsin pour une croisade générale de la propriété contre le travail et que, pour les hommes du travail, le combat de géant livré outre-Atlantique ne mettait pas seulement en jeu leurs espérances en l'avenir, mais encore leurs conquêtes passées. C'est pourquoi, ils supportèrent toujours avec patience les souffrances que leur imposa la crise du coton et s'opposèrent avec vigueur à l'intervention en faveur de l'esclavagisme que préparaient les classes supérieures et « cultivées », et un peu partout en Europe contribuèrent de leur sang à la bonne cause.
Tant que les travailleurs, le véritable pouvoir politique du Nord, permirent à l'esclavage de souiller leur propre République; tant qu'ils se glorifièrent de jouir - par rapport aux Noirs qui, avaient un maître et étaient vendus sans être consultés - du privilège d'être libres de se vendre eux-mêmes et de choisir leur patron, ils furent incapables de combattre pour la véritable émancipation du travail ou d'appuyer la lutte émancipatrice de leurs frères européens .
Les ouvriers d'Europe sont persuadés que si la guerre d'Indépendance américaine a inauguré l'époque nouvelle de l'essor des classes bourgeoises, la guerre anti-esclavagiste américaine a inauguré l'époque nouvelle de l'essor des classes ouvrières. Elles considèrent comme l'annonce de l'ère nouvelle que le sort ait désigné Abraham Lincoln, l'énergique et courageux fils de la classe travailleuse, pour conduire son pays dans la lutte sans égale pour l'affranchissement d'une race enchaînée et pour la reconstruction d'un monde social.
Signé au nom de l'Association internationale des travailleurs par le Conseil central.
RÉPONSE DE L'AMBASSADEUR AMÉRICAIN À L'ADRESSE DE L'ASSOCIATION INTERNATIONALE DES TRAVAILLEURS
Légation des États-Unis,
Londres, le 31 janvier 1865.
Monsieur,
On me demande de vous informer que le président des États-Unis a bien reçu l'adresse du Conseil central de votre association, transmise par notre légation. Dans la mesure où les sentiments qui y sont exprimés ont un caractère personnel, il les accepte, en souhaitant sincèrement et de tout cœur pouvoir se montrer digne de la confiance que ses concitoyens et tant d'amis de l'humanité et du progrès de par le monde entier lui ont récemment accordée. Le gouvernement des États-Unis se rend parfaitement compte que sa politique n'est pas, ou ne pourrait pas être, réactionnaire, mais en même temps il s'en tient à la ligne qu'il a adoptée au début, c'est-à-dire qu'il s'abstient partout d'une politique expansionniste et d'interventions illégales. Il s'efforce de rendre une égale et exacte justice à tous les États et à tous les hommes, et compte sur les résultats bénéfiques de cet effort pour être soutenu à l'intérieur et jouir du respect et de la bonne volonté du monde. Les nations n'existent pas pour elles-mêmes, mais pour promouvoir le bien-être et le bonheur de l'humanité, en entretenant des relations exemplaires de bonne volonté. C'est dans ce cadre que les États-Unis considèrent que, dans le conflit actuel contre les rebelles esclavagistes, leur cause est celle-là même de la nature humaine, et ils tirent un nouvel encouragement à persévérer, du témoignage que leur donnent les ouvriers d'Europe, que cette attitude nationale jouit de leur approbation éclairée et de leurs sympathies véritables.
J'ai l'honneur, d'être, Monsieur, votre humble serviteur.
Charles Francis Adam.
MEMORIAL 98