Toutes deux ont été torturées en Tunisie par un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions. Ces actes sont réprimés par le Code Pénal tunisien (article 101 bis du 2 août 1999) le Code Pénal français ( articles 222-1 et 222-3-7ème )et la Convention des Nations Unies contre la Torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants, ratifiée par la France et la Tunisie.
Deux Tunisiennes, mariées, avec enfants, qui ont porté plainte, dans la solitude la plus totale, ne serait-ce qu’en raison de la discrétion imposée par ces procédures.
Deux Tunisiennes, qui ne se connaissent pas, mais qui ont en commun d’avoir subi la vécu tortures et humiliations sexuelles.
Deux Tunisiennes parmi des milliers qui se reconnaîtront, qui vivent jour et nuit les séquelles indicibles de leur souffrance. Et pourtant, deux femmes qui auront par des procédures différentes, symbolique pour la première, pénale pour la seconde, obtenu que le crime de torture soit reconnu publiquement.
Beaucoup hésitent encore à affronter toute une série d’obstacles à commencer par leur plus proche entourage (comment parler notamment des sévices sexuels,?). Il y aussi les professionnels du doute ou de la disqualification de la victime: leur position va de la crainte du scandale que pourrait déclencher la publicité sur de telles vérités aux éternelles insinuations, de mise quand il s‘agit de femmes: « ne l’aurait-elle pas cherché par son comportement ? ».
Il leur faudra aussi passer outre les réticences d’une opposition politique frileuse à force de prôner l’héroïsme viril des grands combats et qui commente ainsi « il s’agit de combats individuels, nous menons des combats collectifs". Une partie de cette opposition a déjà minimisé et dénigré la victoire de Saadia Ali et Zoulikha Mahjoubi sous le prétexte que« l’important c’est de s’en prendre aux donneurs d’ordre, au système, pas aux exécutants ».
Saadia Ali et Zoulikha Mahjoubi auront empêché une fois pour toutes que ne soient gommés de la mémoire du monde les crimes contre l’humanité commis quotidiennement en Tunisie.
Retour sur deux procédures
Saadia Ali, Franco-Tunisienne, se rend le 22 juillet 2004 au Tribunal de Première Instance de Tunis pour des formalités. A la suite d’un différend verbal entre elle et un fonctionnaire, elle est aussitôt conduite au poste de la Sûreté Nationale situé dans le sous-sol du Tribunal où elle est torturée. Elle comparaîtra le même jour devant un juge dans un état physique degradé et totalement bouleversée. Le juge ne diligente pas d’enquête, comme il y est tenu. En état de choc, elle entend qu‘elle va être condamnée. Elle sort libre du tribunal. Elle obtient un certificat médical d’un médecin hospitalier attestant d’ “ecchymoses multiples : bras gauche, pied droit, fesse droite », de lésions « contusions », de « traumatisme crânien » qui a entraîné des « céphalées ». Saadia Ali prend contact avec un avocat qui lui apprend qu’elle est effectivement condamnée à trois mois de prison avec sursis pour agression de fonctionnaire !
Le 30 juillet du même mois, elle dépose plainte pour torture. La plainte est refusée au Bureau du Procureur de la République, mais aucun document ne lui est délivré attestant de ce refus, une pratique courante. Elle ne peut se constituer partie civile pour déclencher une action publique puisque officiellement l’affaire n’est pas classée, ni instruite ! Elle n’a donc accès à aucun recours interne et ne peut obtenir réparation.
Ayant épuisé toutes les voies internes de recours, Saadia Ali dépose plainte devant le Comité contre la Torture de l’ONU le 2 mars 2006 (communication n°291/2006), en vertu de l‘article 22 de la Convention contre la Torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. La Tunisie, État partie à la convention, a connaissance de la requête de Saadia Ali et cette dernière apprend alors qu’une instruction de sa plainte est en cours devant le Tribunal de Première Instance de Tunis (affaire n°5873/4), et qu‘elle aurait été lancée en juin 2006, soit deux ans après les faits, et au lendemain de la plainte déposée à l‘ONU, mais l’État partie n’en fournit aucune preuve, l’avocat tunisien de Saadia Ali n’est tenu informé d’aucun développement. Prenant acte de l’impossibilité pour Saadia Ali d’épuiser les recours internes en Tunisie, du caractère non abusif de la requête, étant donné la gravité d’une dénonciation de torture, le Comité contre la Torture décide le 7 novembre 2007 de la recevabilité de sa requête.
Et soudain Saadia Ali est convoquée en Tunisie par le juge instruisant sa plainte pour torture. A deux reprises, elle se déplace en Tunisie, puis des auditions sont organisées sans qu’elle ne soit convoquée. Et on lui refuse la copie du dossier des auditions.
En conclusion le comité conclut que les faits « sont constitutifs de torture au sens de l’article 1 de la Convention » , considère qu’ "un délai de 23 mois avant l’ouverture d’une enquête sur des allégations de torture est excessif et n’est pas conforme aux dispositions de l’article 12 de la Convention " , rappelle que l’article 14 impose à l’État Partie de « veiller à ce que la victime d’un acte de torture obtienne réparation » et que l’État Partie « a également violé les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 14 de la Convention« . Le 21 novembre 2008, le comité a donc conclu aux violations des articles 1, 12, 13 et 14 de la Convention et a donné 90 jours à la Tunisie pour l’informer des mesures qu’il aura prises, y compris en ce qui concerne la réparation.
Zoulikha Mahjoubi, Tunisienne dont le mari est réfugié statutaire en France, est torturée le 11 octobre 1996 dans les locaux de la police de Jendouba. Un an plus tard, le 18 octobre 1997, elle se voit remettre son passeport par le commissaire de police qu’elle avait identifié comme le chef des tortionnaires, qui signe son document de voyage : Khaled Ben Saïd. Elle rejoint alors son mari en France, accompagnée de ses enfants. Quelques années plus tard, Zoulikha Mahjoubi identifie son tortionnaire de Jendouba en la personne du vice-consul de Tunisie à Strasbourg et dépose plainte le 9 mai 2001 du chef de torture, en vertu des articles 222-1 à 222-6 du Code pénal. Le parquet de Strasbourg, compétent territorialement, diligente des investigations qui confirment la présence de Khaled Ben Saïd en tant que vice-consul de Tunisie à Strasbourg et bénéficiant à ce titre de diverses immunités en application de la convention de Vienne. Il ne répond pas aux convocations des enquêteurs. Le 16 janvier 2002, une information est ouverte, mais le vice consul se fait porter absent. Le mandat d’amener délivré le 14 février 2002 débouche sur une perquisition infructueuse à son domicile. Un mandat d’arrêt à diffusion internationale est délivré le 15 février 2002. Une commission rogatoire internationale est délivrée aux autorités judiciaires le 2 juillet 2003, en vain.
Le 16 février 2007, en vertu des articles 689-1 et 689-2 du Code de Procédure Pénale qui prévoit que peut-être poursuivie et jugée par les juridictions françaises, si elle se trouve en France, toute personne qui s’est rendue coupable hors du territoire de la République de l’infraction de torture telle que définie à l’article 1 de la Convention des nations unies contre la Torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants, le juge d’instruction ordonne la mise en accusation de Khaled Ben Saïd. Le 15 décembre 2008, Khaled Ben Saïd est condamné par défaut par la Cour d’Assises du Bas-Rhin à huit ans de réclusion criminelle pour complicité dans des actes de torture ou de barbarie. Étant absent au procès, il ne pourra faire appel.
Luiza Toscane
MEMORIAL 98