La réaction publique de Serge Klarsfeld face au processus de béatification du pape Pie XII qui demeura silencieux face à la Shoah (voir ici ) est choquante et inquiétante.
Pour ne pas risquer de travestir sa pensée, nous reproduisons intégralement ci-dessous son interview au Point, parue le 24 décembre 2009 :
Lepoint.fr : Que pensez-vous de la prochaine béatification de Pie XII ?
S. Klarsfeld : C’est une affaire interne à l’Église ! Je pourrais presque dire que cette décision me laisse assez indifférent. Il n’y a aucune raison pour que Pie XII ne devienne pas saint ! En revanche, une chose me heurte davantage : la publication des lettres antisémites de Céline dans La Pléiade, chez Gallimard. Même si Céline est considéré comme un génie littéraire, je trouve cela choquant.
Et puis, si l’on parle beaucoup de Pie XII, pourquoi ne regarde-t-on pas aussi le général de Gaulle ? Il est considéré comme un saint en France ! Eh bien, lors de l’été 1942, après la rafle du Vel’ d’hiv, le général de Gaulle n’a pas élevé la voix. Pourtant, par la suite, de nombreuses autres rafles ont suivi, menées uniquement par des uniformes français et organisées par l’administration préfectorale ! Le général de Gaulle n’a pas élevé la voix pour avertir par exemple : ’Fonctionnaires, si vous arrêtez les juifs, vous serez arrêtés et traduits en justice !’
Quel est votre jugement sur la position de Pie XII pendant la Seconde Guerre mondiale ?
Pie XII a joué un rôle déterminant contre Hitler, mais aussi dans la lutte contre le communisme en Europe de l’Est. Le Polonais Karol Wojtyla, futur Jean-Paul II, est né de la volonté de Pie XII de lancer ce mouvement de résistance. Le rôle de Pie XII a aussi été diplomatique et idéologique : il a été le rédacteur de l’encyclique de 1937 condamnant le nazisme et publiée par son prédécesseur.
Pourtant, on reproche à Pie XII son silence pendant la Shoah...
Tout cela est très difficile à apprécier. N’occultons pas que Pie XII a eu des gestes discrets et efficaces pour aider les juifs. Citons par exemple ce qui s’est passé à Rome. Un millier de juifs ont été arrêtés lors d’une rafle-surprise. Pie XII n’a pas protesté à voix haute, mais il a demandé aux établissements religieux d’ouvrir leurs portes. Résultat : des milliers de juifs ont pu être sauvés. Alors que si Pie XII avait élevé la voix, quelles auraient été les conséquences ? Est-ce que cela aurait changé les choses pour les juifs ? Probablement pas. Déjà, ses déclarations pour défendre les catholiques n’ont pas été entendues puisqu’en Pologne deux millions de catholiques ont été tués. Néanmoins, une prise de parole publique aurait sûrement amélioré la propre réputation de Pie XII aujourd’hui.
Au sein du monde juif, certains sont plus virulents que vous...
Quelques-uns, comme moi, essaient de regarder quels étaient la réalité historique et le contexte de l’époque. En revanche, d’autres ne pensent pas une seconde aux milliers de catholiques tués, mais en priorité aux rabbins et aux juifs massacrés pendant la Shoah. Mais le pape, c’est avant tout le pape des catholiques. La priorité de Pie XII était de protéger les catholiques des régimes nazi et communiste.
Alors que pensez-vous de cette polémique ?
Cette controverse ne me surprend pas. Elle me paraît assez normale dans la mesure où les archives du Vatican n’ont pas été ouvertes malgré des promesses. Il s’est quand même passé plus de 60 ans depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Les archives devraient être libres d’accès pour que l’on constate, par nous-mêmes, quels ont été les gestes et la réaction de Pie XII.
En dehors des éléments concernant Céline (voir notre article précédent Sarkozy: une année dure et exigeante ) et De Gaulle, l’argumentation de Klarsfeld porte sur 3 points essentiels :
Un engagement de Pie XII contre le nazisme.
SK déclare que « Pie XII a joué un rôle déterminant contre Hitler » sans apporter aucun début de preuve dans ce sens. Si c’était vrai, cela constituerait pourtant une révélation historique bouleversante.
Au contraire, tous les historiens estiment que Pie XII, attaché à l’Allemagne et à la lutte contre le « bolchevisme », ne s’est absolument pas engagé contre les nazisme et à même cherché à préserver l’Allemagne nazie de la défaite qui s’annonçait à partir de la fin de 1942 et de la capitulation de l’armée allemande à Stalingrad le 31 janvier 1943.
Dès 1964, Saul Friedlander publie le livre « Pie XII et le IIIe Reich, Documents » (éditions du Seuil) qui démontre amplement ce que fut l’attitude réelle de ce pape.
Notons ainsi que lors de son accession à la papauté en mars 1939, le premier ambassadeur qu’il reçut, de sa propre initiative, fut celui de l’Allemagne nazie. Puis il expédia immédiatement un courrier à Hitler lui-même en faisant assaut d’amabilités et de références à son attachement renouvelé à son séjour allemand prolongé en tant que nonce dans ce pays et négociateur du Concordat de 1933 avec le régime nazi.
SK développe une autre idée selon laquelle Pie XII n’avait au fond pas à se préoccuper des Juifs, mais uniquement de l’avenir du catholicisme.
Ainsi le chef d’une Église qui se proclame universelle, qui commande à des millions de catholiques, de prêtres, d’évêques, n’aurait eu aucun devoir de sauvegarde à l’égard d’êtres humains ne faisant pas partie de sa chapelle. Cette position est d’autant plus monstrueuse que pendant des centaines d’années, l’Église et les papes ont diffusé la haine et le mépris des Juifs.
Il ne s’agit pas ici d’un gourou local ou du chef d’un petite secte spirituelle mais d’un homme qui détient un pouvoir immense. Les nazis sont sensibles à ce pouvoir.
Quand l’Église d’Allemagne s’engagea contre l'euthanasie des malades, elle obtint rapidement gain de cause. L’évêque de Munster, Mgr Von Galen, explique en détail dans un sermon prononcé à l'église Saint Lambert de Münster, le 3 août 1941, comment on tue les malades innocents et comment on trompe les familles par des avis de décès falsifiés. Des copies du sermon furent distribuées dans toutes l'Allemagne et sur le front, parmi les soldats. Peu après le sermon du 3 août, Hitler donna l'ordre d'arrêter le programme d'euthanasie. L’évêque ne subit pas de répression.
Dans son ouvrage plus récent « L'Allemagne nazie et les Juifs » (Editions du Seuil) Saul Friedlander examine une nouvelle fois l'attitude de Pie XII face au IIIe Reich. Se demandant pourquoi Hitler n'a pas reculé dans ses plans d'extermination du peuple juif, comme il l'avait fait pour l'élimination des « aliénés », Friedlander trouve « une seule réponse vraisemblable : Hitler et ses acolytes devaient être convaincus que le pape ne protesterait pas ». Ainsi comme le proclame le panneau du musée Yad Vashem à Jérusalem accompagnant le portrait de Pie XII (voir ci-dessous le texte intégral de ce panneau) : « … son silence et l’absence de directives mit les gens d’Église de toute l’Europe dans l’obligation de réagir de leur propre initiative… »
La vraie explication de la position de S. Klarsfeld réside peut être dans le troisième thème qu’il évoque et qui magnifie le combat de Pie XII contre le « communisme » en Europe. Klarsfeld paraît reprendre à son compte la principale motivation de Pie XII, qui choisit de ne pas condamner la barbarie nazie afin de ne pas affaiblir l’Allemagne, seul rempart contre le « bolchevisme ». Est-il nécessaire de rappeler que de très nombreux nazis ont pu s’échapper puis se recycler au nom de cette « lutte contre le communisme » ? C’est le cas notamment de Klaus Barbie, récupéré et protégé par l’armée américaine dès 1947 pour cette raison même.
Quand, à partir de 1948, la France réclame l'extradition de Barbie, le Counter Intelligence Corps qui l’emploie refuse puis l’exfiltre vers l’Argentine avec le concours des réseaux d’évasion de l’Église. On connaît la suite et le combat victorieux de Serge et Beate Klarsfeld pour son extradition de Bolivie et son jugement.
Face à cette déclaration du fondateur de l’association des Fils et Filles des déportés juifs de France, on ne peut pas rester silencieux.
Nous avions déjà noté la complaisance de Serge Klarsfeld au moment de la controverse sur la repentance (voir notre article précédent Sarkozy: service minimum sur la Shoah et insultes pour les Africains)
Mais il s’agit ici d’une toute autre dimension qui nous fait craindre de nouvelles dérives.
Albert Herszkowicz pour Memorial 98
Voici le texte qui figure sous le portrait de Pie XII au musée Yad Vashem à Jérusalem (Musée de la Shoah) :
“La réaction de Pie XII au massacre des Juifs est objet de controverse. En 1933, alors qu’il était secrétaire d’État du Vatican, il prit une part active dans l’établissement d’un concordat avec le régime allemand pour garantir les droits de l’Église en Allemagne, même si cela signifiait la reconnaissance du régime nazi raciste.
Élu pape en 1939, il fit disparaître une lettre contre le racisme et l’antisémitisme préparée par son prédécesseur.
Même lorsque des rapports sur le massacre des Juifs parvinrent au Vatican, le pape ne protesta, ni verbalement, ni par écrit.
En décembre 1942, il s’abstint de signer une déclaration des Alliés condamnant l’extermination des Juifs.
Quand les Juifs furent déportés de Rome vers Auschwitz, le pape n’intervint pas.
Le pape conserva sa position de neutralité tout au long de la guerre, à l’exception, vers la fin, d’appels aux gouvernants de Hongrie et de Slovaquie.
Son silence et l’absence de directives mit les gens d’Église de toute l’Europe dans l’obligation de réagir de leur propre initiative”.
À propos du sauvetage des Juifs de Rome, les responsables juifs d’Italie ont rappelé, suite à l’annonce de Benoît XVI, que « le train de 1021 déportés du 16 octobre 1943 est parti de Rome vers Auschwitz dans le silence de Pie XII ».