Comment rendre compte d'une extermination, d'un génocide? Comment évoquer la mort de ceux et celles qui en ont été victimes? Comment construire la mémoire d'un drame collectif tout en retraçant les sorts individuels et singuliers? C'est à ces questions que tente de répondre le documentaire réalisé par Ruth Zylberman,
Mise à jour du 20 janvier 2020: nouvelle diffusion du documentaire à l'occasion de la journée internationale de la Shoah et du 75e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz
Il sera diffusé le 27 janvier à 22h 35 sur ARTE.
Mais il est aussi dès maintenant en replay sur Arte.TV et en accès libre; voir ici
Memorial 98
Une porte d'un bleu délavé, écaillée par endroit. Le grincement d'un battant qui se ferme ou qui s'ouvre. Des portes qui claquent. Des pas dans les escaliers, des voix, des pas sur les pavés de la cour. Des femmes, des hommes et des enfants montent et descendent les marches une à une, deux par deux, un pied après l'autre, une main sur la rampe en bois ciré. Les habitants se croisent et se saluent. Des enfants vont à l'école du quartier, ils jouent dans la cour et se chamaillent.
Des fenêtres les unes à côté des autres, les unes au-dessus des autres, ouvertes ou fermées, éteintes ou éclairées. Des formes en mouvement derrière les vitres, ou les voilages.
Quatre bâtiments, autour d'une cour intérieure. Six étages.
Dans les années trente, dans ce même immeuble, au 209 rue St Maur, dans le très populaire onzième arrondissement de Paris, vivent trois cent habitants dont un tiers d'étrangers. Des Italiens, beaucoup de Juifs, venus pour la plupart de Pologne et de Roumanie.
Les hommes et les femmes vont travailler : un menuisier, un couvreur zingueur, un tailleur, un fourreur, un maroquinier, une couturière, une femme de chambre, un garçon de café. Au rez-de-chaussée, la loge de la concierge, l'épicerie et le bougnat.
Les enfants vont à l'école du quartier, ils ont des copains, ils jouent dans la cour et se chamaillent.
La France : ˝Terre des Droits de l'Homme˝.
1940 Vichy: Les Juifs doivent aller se déclarer dans les sous-préfectures et à Paris dans les commissariats.
1942 16 juillet: c’est la rafle du Vel’ d’Hiv’. La police française cogne aux portes, pas n'importe lesquelles.
Un inspecteur de police, habitant de l'immeuble, tente de prévenir les familles.
Des cavalcades dans les escaliers, des cris, des pleurs, des hurlements. Une jeune femme jette son bébé dans les bras de la concierge avant d'être embarquée. Une mère va confier ses trois garçons à une organisation clandestine juive et disparait.
Cinquante personnes et neuf enfants arrêtés qui ne reviendront pas.
Grâce aux archives, la réalisatrice Ruth Zylberman va retrouver les noms et prénoms des familles et de leurs enfants, habitants de l'immeuble du 209 rue St Maur.
La date de leur arrivée en France, leur métier, le bâtiment, l'étage, le nombre de pièces...
Durant quatre années, elle part à la recherche des enfants survivants en France et à l'étranger. Tel Aviv, Melbourne, New York. Le fil d'Ariane pour remonter jusqu'à eux. Ils avaient cinq ou six ans, quatorze ans maximum. Ils ne reverront jamais leurs parents. Ils sont octogénaires pour la plupart. Les souvenirs sont enterrés. Chacun a reconstruit sa vie ailleurs.
Avec délicatesse, Ruth Zylberman les accompagne.
La configuration de l'immeuble est reconstituée. Les listes de recensement. Du papier, des crayons, des post-It. Des figurines, des meubles de poupées, des maquettes. Tout un matériel pour faire resurgir d'infimes détails propres à chacun d'eux.
"Il fallait coudre l'étoile sur les vêtements, de telle sorte que la mine d'un crayon ne devait pas pouvoir passer entre les points."
"Mon père m'apportait des cerises, j'étais une enfant gâtée." Odette place son lit à côté de la table de salle à manger et celui de ses cinq frères et sœurs. Ils sont huit dans un espace minuscule. Elle est la seule survivante.
Les souvenirs enfouis surgissent dans un silence. Des sourires timides devant des photos d'autrefois. Des photos jaunies, des photos sur lesquelles les enfants posent avec leurs parents, leurs cousins, leurs camarades, la meilleure amie, le cousin chéri. Leurs frères et sœurs, leur meilleur copain, disparus, pas revus. Une vie d'enfant saccagée.
Ils se retrouveront au 209 rue St Maur.
Henry, soixante dix neuf ans, vit aux Etats-Unis. Il a été placé, de famille d'accueil en famille d'accueil. Il ne voulait surtout pas revenir sur ce passé. C'est sa fille qui veut savoir. Un flash, en voyant une salle de bains : "Nous n'en avions pas, nous allions aux bains-douche municipaux ".
L'émotion, à l'idée que ses parents (dont il ne se souvient pas) ont poussé la poignée de la porte de l'immeuble, qu'il pousse à son tour, avant de marcher sur les pavés de la cour. "Est-ce qu'ils ont été heureux dans cet immeuble ?"
"Inconcevable, Inimaginable", ces mots jaillissent, tandis que chacun se souvient, le regard embué.
Un film documentaire tout en discrétion, singulier dans sa forme et la manière de nous parler de cette période bouleversée.
EL
Voir également:
Sur le site du fil d'actualité de Memorial 98 L'Info antiraciste ( abonnez-vous!)
http://info-antiraciste.blogspot.com/2019/07/ghetto-de-varsovie-la-deportation-qui.html
D'autres oeuvres abordant la Shoah, présentées sur notre site:
http://www.memorial98.org/2017/03/le-ghetto-de-cracovie-mars-1943.html
http://www.memorial98.org/2016/01/le-fils-de-saul-du-bruit-et-de-la-fureur.html
http://www.memorial98.org/article-allez-voir-la-rafle-46705214.html
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